Cette rubrique se veut une mise en lumière de la situation d’ensemble qui prévaut dans la conservation-restauration des peintures à l’échelon international, de celles de Léonard de Vinci tout particulièrement.

 

En tant que discipline ayant vocation d’acte critique, la restauration des peintures n’a vraiment été menée comme telle que dans la seconde moitié du XXe siècle et, malgré la théorisation exemplaire de l’Italien Cesare Brandi, n’est jamais parvenue à pérenniser ce qu’il y a de meilleur dans ses méthodes1. Dans l’univers des grandes institutions muséales, les acteurs professionnels au chevet des œuvres sont de nos jours, d’une part, le restaurateur, et, d’autre part, l’historien de l’art (conservateur) ainsi que l’homme de laboratoire (scientifique). Comme je l’écrivais en 19972, le dispositif de contrôle mis en place est incomplet dans la mesure où un conseil primordial n’est pas, ou rarement, sollicité : celui d’un artiste dûment expérimenté dans le domaine des techniques de création anciennes3. Pourtant, de telles connaissances restent indispensables pour analyser adéquatement de multiples aspects à la fois matériels, techniques et artistiques ignorés des autres acteurs puisque leur spécialité est différente. Le sujet concerne en effet des objets culturels nés de la pratique picturale; dès lors se dispenser a priori des informations acquises par un praticien spécialisé, représente potentiellement un déficit d’information majeur4. En d’autres termes, à l’exception des cas techniquement simples  (pour différentes raisons, aucune des œuvres de Léonard n’entre dans cette catégorie), les interventions reflètent nécessairement l’état des connaissances de l’équipe en charge de l’intervention et, ipso facto, la part plus ou moins élevée de leur subjectivité, souvent traduite par l’incapacité à servir un propos précis, justifiable devant tous les publics.

 

Deux éléments fondamentaux au moins sont à l’origine de cette situation. Premièrement, l’apport indéniable de la science à la connaissance matérielle des peintures a conduit à répandre à tort l’idée que l’expérience issue de la pratique picturale traditionnelle, pourtant très instructive, n’était pas scientifiquement fiable et qu’il suffisait d’être guidé par les études de laboratoire et par quelques connaissances théoriques des principales techniques picturales pour mener des actions de restauration parfaitement adéquates. Or, il ne faut pas confondre justesse artistique et fait scientifiquement établi, ni déterminer l’une par rapport à l’autre : une erreur de dessin ou une fausse note en musique n’ont rien à voir avec la science et sont cependant des réalités démontrables. Deuxièmement, en France très spécialement, l’émergence des différentes expressions de l’art moderne entraîna dans les années 1960 la suppression intempestive de l’enseignement des techniques classiques de dessin et de peinture dans les écoles d’Etat, en oubliant qu’elles étaient fondées sur des règles et codes multiséculaires, en quelque sorte équivalents à ce qu’est le solfège en musique. Se dispenser d’une telle grammaire revenait à se priver d’un moyen de déchiffrage des partitions picturales que sont les peintures anciennes, c’est-à-dire d’une possibilité de rendre intelligible à tous l’intimité esthético-technique de ces œuvres, ni les historiens, ni les scientifiques n’ayant de fait aucune connaissance de ce type5. À l’époque, l’impact négatif de cette suppression sur la conservation-restauration des peintures fut presque insensible : les grands restaurateurs œuvrant au Louvre, par exemple, étaient souvent des artistes qui avaient reçu une formation académique complète ; cela garantissait globalement la sécurité des chefs-d’œuvre dans la mesure où les processus de leur création étaient correctement identifiés par les intervenants et leur permettaient, selon la nature des informations qu’ils étaient à même d’en tirer, d’agir en conséquence, donc de régler leur action, pourrait-on dire, sur ce que l’œuvre elle-même leur dictait6. La génération qui leur succéda, également bien formée, profita de cet héritage, de l’avancée des techniques de restauration, devenues plus subtiles, et, surtout, d’une approche non interventionniste théorisée par René Huyghe qui fut des plus profitable aux peintures des collections nationales, notamment à nos Léonard, dont on pressentait de longue date la fragilité. Un véritable âge d’or de la restauration des peintures rayonna au Louvre pendant 30/40 ans grâce à René Huyghe et fut développé à un niveau exceptionnel d’exigence par ses émules et successeurs (Germain Bazin, Giberte Emile-Mâle, Ségolène Bergeon)7.

 

Cependant, le temps s’écoulant, en France comme ailleurs en Europe, la rupture avec la sédimentation du savoir technico-artisanal et artistique finit par s’imposer autour des années 2000, précédée dès la fin des années 1980 par des signes annonciateurs d’une baisse d’exigence dans les conception et pratique de la restauration, cela au profit d’opérations moins réfléchies, désormais dictées, bien que les responsables s’en défendissent, par l’attrait excessif de la nouveauté et de découvertes sensationnelles au fort retentissement médiatique (restaurations contestables des fresques de Michel Ange à la Chapelle Sixtine, de la Cène de Léonard de Vinci à Milan)8.

 

C’est alors qu’en réaction à ces interventions en série, rarement justifiées d’un point de vue conservatoire et médical, sur des chefs-d’œuvre iconiques du patrimoine mondial, s’instituèrent des organismes internationaux de défense du patrimoine, telle l’association Artwatch International à New York, créée par l’historien d’art américain James Beck (Columbia University), à laquelle s’est progressivement substituée, depuis la mort du Pr Beck en 2009, sa branche britannique, actuellement dirigée avec énergie et conviction par le dessinateur, sculpteur et critique d’art Michael Daley. Le site d’Artwatch UK, devenu très populaire au cours des ans, a permis la sensibilisation du public aux restaurations inutiles ou maladroites, et a fini par rallier à sa cause un nombre important d’universitaires de stature internationale et de grands acteurs du monde de l’art9.

 

Le mouvement interventionniste, devenu universel à partir des années 2000, incita le Louvre à suivre la tendance générale en s’attaquant autour de 2010 à un programme de restauration sans cesse reporté, celui des œuvres de Léonard de Vinci conservées par le Musée10. Entre-temps, mes propres recherches expérimentales visant à expliciter de façon détaillée la technique ultra raffinée des chairs dans la Joconde et la Sainte Anne avaient laissé soupçonner dès 1993 la fragilité structurelle de ces peintures, peintes dans les zones les plus délicates avec une matière oléo-résineuse très mince (« à la limite de l’existence » selon le C2RMF), voisine d’un vernis, donc particulièrement vulnérable à l’action des solvants dans une hypothèse de restauration11. Cette situation entraîna l’interruption d’une tentative de restauration de la Sainte Anne en 199412. Des doutes furent longtemps émis (et restent tenaces dans certains esprits malgré les validations visuelles et scientifiques obtenues en 2011-2015) sur la pertinence de mes observations, pourtant étayées par un groupe de physiciens-chimistes éminents, traduisant presque ouvertement la déception du Louvre face à l’impossibilité de restaurer en toute sécurité ces œuvres emblématiques, au premier rang desquelles la très médiatique Joconde13. À ce jour, trois peintures certaines de Léonard ont été restaurées par le Musée : la Sainte Anne, la Belle Ferronnière, le Saint Jean-Baptiste, ainsi qu’une composition majeure de son atelier, le Saint Jean transformé en Bacchus au XVIIe siècle14.

 

Au-delà des vicissitudes survenues en 2011 au sein du comité scientifique de suivi pour la restauration de la Sainte Anne (démission de Ségolène Bergeon Langle et de Jean-Pierre Cuzin, qui désapprouvaient les choix techniques de l’intervention)15 les résultats obtenus se sont révélés décevants, sauf pour la Belle Ferronnière16.

 

La cause de cela est double : tout d’abord la complexité de l’image léonardienne tardive (années 1500), très floue par endroits (donc offrant peu de repères au restaurateur) et composée de matériaux insuffisamment identifiés, ensuite, l’absence d’inclination des intervenants institutionnels pour le travail interdisciplinaire, suivant lequel chaque spécialiste accepte le partage des connaissances en vue d’une action commune sans vouloir, pour des raisons systémiques ou autres, imposer son point de vue personnel à l’équipe17.

 

À l’étranger, la situation présente traduit ce qui précède, avec un rapide déclin observable à Florence autour de 2010, même si l’entreprise risquée et fort contestable de restauration de la Cène à Milan est antérieure à cette date (1978-1997)18. À Rome, en 1993, le Saint Jérôme du Vatican fut semble-t-il nettoyé dans les règles, sans plus (le compte-rendu de l’intervention est trop sommaire pour en juger précisément)19, tandis qu’entre 1998 et 2001, le Baptême du Christ (Léonard et Verrocchio) et l’Annonciation (Léonard) de la Galerie des Offices à Florence furent nettoyés avec tact par Alfio del Serra, livrant le modèle d’action auquel les restaurations vinciennes devraient idéalement se conformer20. Malheureusement, ce maître ne put prendre en charge le grand chantier de l’Adoration des mages, qui fut confié en 2012-2017 à une équipe adepte de méthodes beaucoup plus radicales21. Le résultat révèle une incompréhension manifeste du travail multicouches de Léonard, lequel s’appuie, grâce à une organisation technique appropriée, sur l’interaction optique des éléments de la préparation stricto sensu avec ceux de la phase picturale, laissée ici à l’état d’ébauche22. À Londres, en 2008-2011, la National Gallery entreprit, apparemment sans nécessité impérieuse, mais avec soin, la restauration de la seconde version de la Vierge aux rochers, sur laquelle Helmut Ruhemann était déjà intervenu de façon assez drastique en 194823. La seule critique que nous ayons à faire de ce chantier est la suppression inexplicable du coin externe dextre de la bouche de l’Ange, détail certes minuscule, mais capital puisqu’il en dépendait l’exactitude de la perspective de la bouche au niveau de la joue dextre et à la frontière de sa partie cachée24.

 

Pour conclure, cette rubrique n’est pas un tribunal mais le moyen d’offrir à tous des informations rarement, voire jamais, rendues accessibles au public ou, sinon, seulement exposées dans des publications très spécialisées, dont certaines, hélas, ne sont pas toutes claires ni objectives, quelles que soient les nobles institutions auxquelles leurs auteurs sont susceptibles d’appartenir. Pour le reste, les enseignements précieux, sans cesse renouvelés, dont j’ai pu bénéficier au cours de plusieurs décennies au contact des œuvres de Léonard m’ont considérablement enrichi sur le plan intellectuel et artistique. Il va sans dire que cette dette ne peut être compensée, mais que la moindre des obligations à laquelle elle m’engage est de servir avec reconnaissance, fidélité et patience l’œuvre graphique et pictural de cet immense génie, et, par conséquent de dire publiquement contre vents et marées ce qui doit être dit en vue de rendre possible, ce qui n’est pas assuré aujourd’hui, sa transmission, non dénaturé, aux générations futures. JF.

 

NOTES (à suivre)